Permettez-moi de me présenter : je suis, selon votre vocabulaire, un enfant colon. Un spécimen d'un genre nouveau dont les anthropologues n'auraient jamais soupçonné l'existence si ce n'était la perspicacité des professionnels de la télévision dont vous êtes les illustres exécutants. Votre contribution à cette découverte sans précédent est une percée journalistique qui, en plus d'être poétique, jette une lumière toute particulière sur les enquêtes traitant de la culpabilité des enfants selon leurs origines.
Oui, je suis un enfant colon qui a l 'honnêteté de plaider coupable pour les fautes de ses parents. A force de cogiter, j'ai fini par réaliser combien il est pénible pour des adultes de vos âges de condamner un enfant qui commet l'erreur d'être à la mauvaise place, au mauvais moment, ne laissant d'autre alternative aux 'activistes' qui ont votre indéfectible sympathie que de le punir en lui logeant une balle entre les deux yeux ! Mystères d'outre-tombe, j'ai pu observer vos airs contrits et vos regards fuyants, ce léger tremblement de la voix au moment ou le prompteur vous dictait l'annonce de ma regrettable mais nécessaire disparition. Quel courage vous a-t-il fallu pour surmonter votre répugnance à légitimer ma mort!
Au diable les nuances qui dérangent ! C'est vrai, que je le veuille ou non, je suis un enfant colon au sens où 'souffle le vent' et, pour me faire pardonner, très humblement, je tiens à vous conforter dans vos honorables certitudes en vous révélant ce qui suit :
Un enfant ne pouvant être colon que si cette tare lui est transmise par des parents, eux-mêmes, déjà colons, sachez, pour couronner le fruit de vos investigations, que le premier enfant colon remonte bien avant le conflit Israélo-palestinien ; pour tout vous dire, je suis le descendant d'une grande lignée implantée en Algérie antérieurement à la conquête de ce territoire par les colons arabes, puis, par les colons français. En fait, ironie de l'histoire, le sang qui a jailli de mon corps est celui d'un enfant juif d'origine berbère malmené par les avatars de la colonisation 'arabo-française' ayant anciennement sévi en 'Berbérie' et au moyen-orient.
Je le confesse, mon arrière-grand-père était aussi un colon. Ouvrier forgeron exploité par un patron 'arabe', il n'en demeurait pas moins colon puisque Français quand cela arrangeait. Juif, il s'inclina devant Vichy, époque qui précéda un demi-siècle d'amnésie collective. Vomi par l'armée française pour cause d'origine, il fut renvoyé à la vie civile et déchu de la citoyenneté française. Sans se démonter, il prit le relais de l'école républicaine, laquelle s'était décolonisée de tous les enfants juifs, (C'est toujours par là que ça commence, n'est-ce pas monsieur Stasi ?) pour enseigner à mon père que l'histoire était une plaisanterie académique, autrement dit, l'enfant chérie des académiciens. Pendant ce temps, de l'autre côté de la Méditerranée, l'Europe haineuse se dévergondait dans l'orgie la plus 'pacificatrice' de tous les temps.
La présence juive qui remontait à plusieurs siècles fut balayée en 1962, année qui vit le peuple algérien accéder à l'indépendance. Le choix entre la valise et le cercueil fut vite fait. Emboîtant le pas au million de colons qui furent troqués contre des millions de barils, mon grand-père se réfugia en métropole. Enfin, plus personne ne pouvait rien lui reprocher, du moins, le croyait-il ! Juif français, son pressant besoin d'assimilation se heurta très vite à une nouvelle crise identitaire. Voulut-t-il oublier ses origines que, non sans une cruelle ironie, son environnement ne manqua jamais de lui rafraîchir la mémoire.
Rapatrié à l'âge de 19 ans sans autre bagage que trois sacs et un couffin, mon grand-père y prit goût et se découvrit une passion pour les voyages. Il passa sa vie à parcourir la planète. « Je suis un citoyen du monde » expliquait-il à mon père « Même si ce monde nous snobe » ajoutait-il « Car j'ai pu m'apercevoir que partout, le juif est plus ou moins honni » soupirait-il.
Ayant décidé que le juif était un témoin gênant pour les consciences, trop collant et un tantinet subversif, la collectivité mondiale lui aménagea un morceau de désert à défricher. Coïncidence ? Ces quelques kilomètres carrés constituaient une partie de l'ancien Israël, où la présence juive n'a jamais cessé depuis 5764 ans, témoignage de haute fidélité. Saisissant l'opportunité de s'offrir une citoyenneté qui ne soit pas au rabais, mon père, comme moi enfant colon par filiation, fut séduit par l'idéal sioniste. Colon français, Juif français, sale juif ? il opta pour être Juif tout court et s'embarqua pour la terre promise.
Le désert devint verger et, pour se l'approprier, les 'Arabes' venant des pays voisins se déclarèrent authentiques descendants du peuple philistin. Il faut dire que, fille aînée de l'église, tutrice auto-proclamée, la France a tout fait pour entretenir leur fantasme, allant jusqu'à leur inventer une nationalité sur fond de négationnisme, le devenir des lieux saints ayant toujours été au centre de ses préoccupations. Comme tous ceux qui l'ont précédé, mon père fut contraint de prendre les armes pour faire face à l'hostilité des pays avoisinants, irréductibles ennemis du peuple juif. Voilà, comment je suis moi-même devenu un enfant colon sur ce lopin de terre dont mes ancêtres furent dépossédés.
Allons, Madame et Monsieur les journalistes ne soyez pas si tristes, la noblesse de votre combat se vérifie chaque fois qu'un enfant colon est fauché par le feu pour que justice soit rendue aux pauvres enfants kamikazes. Votre sens inné de la formule est 'déontologiquement' irréprochable, n'en déplaise à mon colon de père, lequel, faisant fi de vos bonnes intentions, ne vous a jamais trop portés dans son cour.
J'en veux pour preuves les remarques acerbes dont il nous abreuvait à l'heure des informations, du temps où j'encombrais l'espace vital des populations spoliées et éprises de paix. Jugez-en par vous même :
Vous : - La paix contre les territoires conquis.
Mon père : - Les fourbes, ne donnent-ils pas d'une main ce qu'ils reprennent de l'autre ? En réclamant le retour des réfugiés (dont la majorité partit de son plein gré) et de leurs descendants à l'intérieur de la ligne verte, ne signent-ils pas l'arrêt de mort de l'état d'Israël ? N'est-il pas induit tacitement que, pour avoir la paix, les juifs doivent abdiquer en abandonnant toute prétention à une souveraineté sur quelque parcelle de terre que ce soit ?
Vous : - Deux nations vivant côte à côte.
Mon père : - Quel cynisme ! N'est-il pas plus juste de dire : une nation de plus autour d'un ennemi commun ?
Vous : - La paix des braves.
Mon père : - Quelle hypocrisie ! Ne faut-il pas déjà donner l'exemple de la bravoure en refusant de céder aux chantages du pétrole et du terrorisme le plus barbare ?
Vous : - L'ouverture de négociations.
Mon père : - Quelle duplicité ! Les conseilleurs sont-ils frappés d'amnésie chronique ? Les velléités suicidaires de Barak n'ont-elles pas mis en exergue la volonté jusqu'au-boutiste des dirigeants palestiniens ? Ne prête-t-on pas au Président Chirac la responsabilité d'avoir fait capoter Taba ?
Vous : - L'évacuation des colonies.
Mon père : - Quelle belle excuse ! N'est-ce pas mettre la charrue avant les boufs que de réclamer les fruits d'un arbre, sans prendre la peine de le planter ?
Vous : - La rigueur de l'information. Le choix des mots. Le poids des photos.
Mon père : - Ha ! Ha ! Ha !. Hi ! Hi ! Hi !. Ho ! Ho ! Ho !
Voyez-vous, Madame et Monsieur les journalistes, si l'on m'avait permis de vivre plus vieux, peut-être aurais-je été un jour apte à faire la relation entre le différend qui vous oppose à mon père et votre consciencieuse application à distinguer aussi délibérément son fils des autres enfants.
Enfant colon ou pas, je reste un enfant auréolé d'une présomption d'innocence en ce sens que je ne comprends rien à la folie qui s'est emparée des grands, y compris mon rigolard de père ; enfant colon ou pas, accordez-moi de vous suggérer que je suis au moins de moitié semblable à un enfant kamikaze. Par contre, je tiens à vous rassurer sur un point capital qui ne pouvait naturellement échapper à ma sensibilité d'enfant :
Avoir le profil de mes parents et annoncer bravement ma mort, celle d'un enfant colon engendré par une 'erreur de l'histoire', surmonter avec brio l'embarras qui vous étreint au moment où vous sonnez le glas de ma brève existence, n'est-ce pas faire preuve d'un professionnalisme à la hauteur des enjeux auxquels notre humanité est confrontée ?
Merci Madame la journaliste, merci Monsieur le journaliste, je crois savoir à quel point cela a dû vous coûter, mais il n'en demeure pas mois que, sans vous, le sens de ma mort serait passé inaperçu.
Ainsi, bien que masquée par les impératifs stratégiques de la pensée élyséenne, la compassion que vous m'aurez témoignée est, SI JE NE ME TROMPE, au moins comparable à celle que vous réservez plus ouvertement aux enfants kamikazes.
C'est pourquoi, de tout mon coeur, je forme deux voeux:
Que Dieu protège vos propres enfants de l'immoralité de ceux qui n'ont ni foi ni loi, et, en ce qui vous concerne, qu'il vous accorde ni plus ni moins que ce que vous méritez !
Filiales salutations depuis l'au-delà d'un enfant colon repenti.