Je suis déçu de John Kerry

Par Arsham Jeffrey

Commenter une convention de parti américain sans y avoir assisté n’est pas chose aisée ; l’ambiance compte tout autant que les textes; les propos que je vais évoquer étaient adressés tant au grand public qu’aux délégués démocrates rassemblés dont il importait de galvaniser les énergies sans choquer aucune sensibilité ni centriste ni gauchisante ; le discours d’acceptation d’investiture de John Kerry ne saurait faire office de texte à déconstruire, d’autant plus que ce qui peut sauter aux yeux, c’est ce que le candidat désormais officiel (je déplore l’utilisation en France de l’adjectif «intronisé» ; la monarchie britannique n’est pas de retour…) s’est bien proprement gardé de dire ; c’est l’omission qui ne crève pas l’écran mais n’en scandalise pas moins.

Car Kerry n’a pas parlé – pas une seule fois – ni des perspectives de liberté désormais ouvertes en Irak ni du combat souvent héroïque des Irakiens contre les nihilistes des temps modernes (un épouvantable massacre eut lieu à Baquoba, la veille de l’élocution en question). Il n’a sans doute pas voulu contrarier les militants de l’aile gauche de son parti ; il ne tenait pas non plus à reconnaître les mérites des intentions du Président Bush, dont le renversement de deux régimes particulièrement iniques doit tout de même être porté au crédit (« to give credit where credit is due », préconise-t-on en anglais).

De manière encore plus inquiétante, Kerry a proclamé : « The United States never goes to war because we want to. We only go to war because we have to ». A ce propos, je tiens à faire remarquer deux choses :

- Encore une fois, à l’instar de tant de pourfendeurs européens, on adresse au Président Bush un procès d’intention en laissant entendre qu’il «voulait» faire la guerre, supposition pour le moins osée. Un commentateur n’ayant pas conservé une dent contre lui pourrait maintenir qu’en renversant Saddam, George W. Bush pensait davantage aux droits civiques éventuels des Irakiens, dont John Edwards n’avait lui non plus rien à dire, qu’à sa propre réélection.

- Si on ne fait la guerre que contraint et forcé (« because we have to »), on laisse champ libre à l’ennemi, qui pourra déclencher les hostilités à sa guise, selon sa propre logique meurtrière. Il est vrai qu’au fond du cœur, de très nombreux Américains sont isolationnistes et ne défendront militairement leur pays qu’en dernier ressort. S’ils ne sont pas poussés dans leurs retranchements, voir acculés au combat, ils ont tendance à faire abstraction du « reste du monde » (dont il est si peu question dans la plupart des journaux).

Cette concession au parti pris habituel du repli sur soi est soulignée de manière franchement désolante dans la phrase suivante : « And we shouldn’t be opening firehouses in Baghdad and shutting them in the United States of America ». Ca s’appelle la concomitance : L’ouverture de casernes de pompiers dans la ville capitale irakienne coïncide avec la fermeture de ces types d’installations aux Etats-Unis (tout le monde se souviendra des sauvetages miraculeux effectués par des firemen new-yorkais le 11/09/01 et les semaines suivantes…). Je suis outré d’abord par le manque de générosité, l’absence de main tendue aux Irakiens, parcimonie qui va de pair avec l’esprit de clocher déjà répertorié.

D’autre part, le raisonnement économique implicite selon lequel les sommes dépensées à l’étranger seraient versées par le truchement de je sais quels vases communicants dans des escarcelles « domestiques » est faux ; ce qu’on donne à Paul n’a pas forcément été volé de Pierre; la « zero sum theory » (somme nulle) semble avoir assez mal vieilli.

Je ne suis pas pour autant partisan, loin s’en faut, de la réélection de George W. Bush, auquel je reproche :

- Le peu de cas qu’il fait des avis des responsables des pays étrangers ; les accusations de politique « unilatérale » à outrance sont loin d’être dénuées de fondement. Je n’insisterai jamais assez sur le point auquel, confrontés à la menace terrorisante permanente des ennemis jurés de la liberté, nous sommes tous embarqués sur la même galère.

- Le manque de transparence dans les processus de prise de décision ; le pouvoir un peu occulte du Vice Président Cheney, dont les liens avec certains grands groupes pétroliers américains ne sont plus à démonter et ne laissent pas d’inquiéter les observateurs les plus neutres.

- Le peu d’entrain que met le Président Bush dans une quelconque tentative de mobilisation de l’ensemble de ses concitoyens, auxquels il ne demande pas la moindre recherche de carburant moins dispendieux que celui dont de nombreux chauffeurs de grands véhicules personnels et familiaux se servent ; la « pétro-dépendance » semble encore avoir de beaux jours devant elle.

- Les réductions d’impôt extravagantes dont bénéficient les Américains les plus riches et dont pâtit l’économie du pays ; les déficits budgétaires sont proprement vertigineux, alors que le Président Clinton, lui, avait fait en sorte que les recettes s’avèrent assez nettement supérieures à l’ensemble des dépenses gouvernementales.

Citoyen des Etats-Unis installés en France depuis de nombreuses années, je vais conclure en me permettant de critiquer tant la «bonne» presse, à la limite parfois de la flagornerie dont bénéficie le « bon » Américain John Kerry, que la « mauvaise » presse à laquelle le « méchant » George W. Bush a journellement droit.

Jean Daniel commet dans le dernier numéro du Nouvel Observateur l’énormité qui suit : « Aucun Américain ne doute que l’actuel président des Etats-Unis ait bel et bien menti à son peuple. » Cette affirmation si inclusive est en majeure partie fausse ; en une phrase lapidaire, Daniel réussit à prendre la partie pour le tout (il «métonymise » de manière fort discutable) et à prendre ses désirs pour des réalités ; au Citoyen Kerry (« I’m John Kerry and I’m reporting for duty. »), il oppose un épouvantail en carton-pâte. Les ténors du parti démocrate ont pourtant compris que comme leitmotiv électoral, l’attaque ad hominem ne fera pas le poids.

Pas plus que le John Kerry de l’autre soir qui a tant parlé de ses états de service et si peu évoqué la vocation forcément internationale des Etats-Unis, pays héraut de la vie, de la liberté et de la poursuite du bonheur.