Liberté liquide : Le pétrole comme carburant de la démocratie en Irak

Par Lenny Glynn*

Même si la lutte actuelle pour le pouvoir en Irak s’avère sans merci, il existe une arme absolue dont le gouvernement de M. Allawi pourrait se servir – et ce, en bénéficiant de l’appui d’Américains adhérents des deux partis politiques. Quelques traits de plume pourraient permettre d’infléchir la dynamique de l’insurrection, de gagner la confiance du peuple irakien et de susciter une force puissante et durable qui favoriserait la démocratie, l’unité nationale et le développement économique. Cette arme, c’est le pétrole.

Son mode de déploiement serait simple et direct. Le nouveau gouvernement irakien se bornerait à annoncer qu’à partir d’une certaine date, il va établir un nouveau fonds national d’investissement – appelons-le The Iraqi People’s Freedom Trust (fonds en fidéicommis de la liberté) -, fonds qui serait crédité d’une portion importante de tous les revenus pétroliers irakiens encore à venir. Les revenus destinés à la société de fiducie, the trust, seraient investis dans des obligations gouvernementales irakiennes. Une petite réserve fiduciaire en liquide assurerait des retraits d’espèces par des particuliers irakiens.

Tous les Irakiens – 27 millions d’hommes, de femmes et d’enfants - auraient le droit d’ouvrir un compte d’investissement personnel du même montant au sein du Freedom Trust ; il leur suffirait de fournir des preuves de naissance en Irak et de jurer allégeance au gouvernement de l’Irak libre. Leur inscription comme actionnaires du trust irait de pair avec leur inscription en tant qu’électeurs lors du scrutin national du mois de janvier. Tout citoyen d’Irak adulte et inscrit aurait le droit de demander, à tout moment, un calcul de la valeur de son compte et au demeurant le droit d’effectuer un retrait pouvant s’élever jusqu’à l’intégralité de son solde – sans qu’une quelque instance lui pose la moindre question.

Les effets immédiats seraient proprement électrifiants, mais la puissance réelle du trust s’accroîtrait surtout au fil du temps. Pour la première fois de l’histoire d’Irak, voire de manière plus générale des nations pétrolières, le nouveau gouvernement proposerait à tous les citoyens sans exception une participation réelle et garantie à la gestion d’un avoir nationalisé de longue date et considéré comme tenant du patrimoine public. L’établissement de cette société de fiducie mettrait effectivement fin au fantasme pernicieux d’une guerre menée par les Etats-Unis afin qu’ils s’emparent du pétrole d’Irak.

Le fonctionnement du trust fournirait instantanément un contraste saisissant à l’habitude qu’avait le régime de Saddam de voler et de dilapider les revenus pétroliers en les consacrant à des armes, des palais et des pratiques dispendieuses d’une minuscule élite de comparses privilégiés.

Même si le gouvernement irakien devait gérer le trust, la propriété attitrée de ses actions serait assignée à chaque particulier et non pas au patriarche, à l’époux, à la tribu, au clan ou à l’intermédiaire obligé (le power broker) à l’échelle régionale. Le but consisterait à « personnaliser » les flux de revenus pétroliers, à doter la démocratie d’une assise matérielle, à engendrer l’espoir d’un avenir amélioré et, ce faisant, à accorder à l’ensemble des Irakiens un intérêt concret ayant trait à la survie, à la stabilité du gouvernement qui les aurait enrichis et responsabilisés de la sorte.

En proposant à tous les Irakiens un flux permanent et sans doute progressivement plus important de revenus futurs du même montant, on ferait parvenir des ressources à des femmes ainsi qu’à des régions reculées. L’entrepreneuriat aux bases élargies et le développement local seraient déclenchés bien plus efficacement que dans le cadre d’un programme centralisé d’assistance.

Au lieu de devoir attendre de la part de responsables politiques et de dispensateurs d’aide qu’ils conçoivent, approuvent et donnent suite à des projets censés adoucir leur sort, les Irakiens pauvres des territoires ruraux qui n’ont jamais connu la moindre retombée des richesses pétrolières faisnat partie du patrimoine de leur nation auraient d’excellentes raisons de monter en ville, de s’inscrire pour ouvrir un compte dans le trust et de revendiquer une part desdites richesses.

La nouvelle des premiers remboursements des fonds du trust se répandrait comme une traînée de poudre, asseyant par là sa crédibilité d’un jour à l’autre et créant un intérêt fort et grandissant chez tous les groupes et tribus ethniques et confessionnels au sujet de la stabilité future de leur nation, stabilité qu’ils devraient s’efforcer d’assurer.

Et il ne s’agit pas de minuscules sommes d’argent ! Malgré la guerre et le sabotage qui persistent, à l’heure actuelle l’Irak « pompe » plus de 2 millions de barils de pétrole par jour, ce qui équivaut à peu de chose près à $100 millions par jour ou à $36,5 milliards par an à $50 le baril. Ayant retrouvé une certaine stabilité, l’Irak pourrait produire au moins 5 millions de barils par jour – ce qui générerait $45 milliards par an alors que le prix du baril serait redescendu à $25 !

Au cas où la moitié de ces revenus futurs était créditée à la susmentionnée société de fiducie, chaque citoyen serait assuré d’un flux de richesses s’élevant à des centaines de dollars par an, alors que le PNB actuel per capita n’atteint même pas le chiffre de $1500 ! Les fonds n’ayant pas été retirés s’accumuleraient petit à petit – et ce, dès le jour de mise en place du mécanisme financier. Les Irakiens en seraient d’autant plus incités à s’inscrire et à prêter serment d’allégeance au nouveau gouvernement.

De manière encore plus significative, le trust remettrait entre les mains des jeunes gens la promesse d’un avenir financier intéressant ; leurs avoirs s’agrandiraient sans à-coups jusqu’à ce qu’ils aient atteint la majorité. C’est en responsabilisant ses compatriotes de cette manière-là que le nouveau gouvernement irakien aurait des chances de modifier le cours de la guerre civile qu’il mène contre les baathistes et les théocrates, un peu comme l’Emancipation Proclamation avait un impact durable sur la politique et la diplomatie lors de la guerre de sécession américaine.

A l’aide de ce geste prémédité, Lincoln réussissait à redéfinir la guerre civile qui menaçait l’unité de son pays ; auparavant vue comme une lutte concernant le pouvoir régional et les «droits des Etats», elle s’est transformée en lutte morale, voire révolutionnaire contre l’esclavagisme. Si la jouissance d’une partie tout sauf négligeable de leurs ressources était promise aux Irakiens, une telle mesure pourrait s’avérer tout aussi profondément morale – et révolutionnaire.

A chaque Irakien reviendrait de plein droit non seulement une sorte de gage de liberté, mais en même temps les liquidités, les crédits de trésorerie lui permettant d’en profiter ; les perspectives d’enrichissement graduel mais certain ne pourraient que rejaillir sur l’avenir devenu d’autant plus prometteur de ses enfants. Quant au conflit actuel, il serait redéfini de manière nette et précise en termes d’incompatibilité entre d’une part l’intérêt commun de tous les Irakiens, et d’autre part les intérêts particuliers des groupes insurrectionnels dont on peut dire qu’ils animent le premier « Front national de asservissement renouvelé » de toute l’Histoire.

Les terroristes apprendraient à leurs frais que la justice pragmatique et la promesse de richesses futures incarnées par la Freedom Trust leur couperait l’herbe sous les pieds auprès des jeunes Irakiens. De tels « résistants » seraient vus comme voleurs de l’avenir de ces derniers. Ils auraient de plus en plus de mal à trouver des recrues.

En partageant avec leur peuple une partie de la très grande richesse pétrolière de leur pays, les responsables du gouvernement d’Allawi encourageraient l’essor d’une couche moyenne démocratique enracinée un peu partout dans la société irakienne. Le pétrole se transformerait en carburant de la démocratie – et moteur du développement. Les gouvernants légueraient au peuple et plus particulièrement aux nouveaux gendarmes et aux forces armées un avenir emportant l’adhésion et valant la peine que l’on se batte pour le préserver.

Et la métamorphose de l’or noir en liberté liquide ne ferait pas que faciliter une possible victoire militaire ; elle permettrait également de mettre sur pied une paix durable fondée sur la justice ; en tout cas c’est la seule et unique issue qui pourrait, dans une certaine mesure même minime, « racheter » les privations présentement subies par tant d’Américains et d’Irakiens.

*Résident à Boston, Lenny Glynn a travaillé comme rédacteur de discours au sein de la campagne présidentielle de 1992 du gouverneur Bill Clinton.

Traduit de l’américain par
Jeffrey Robert Arsham, condisciple de Lenny Glynn à l’université de Columbia (New York) de 1967 à 1971.

03/10/2004